L'interdiction de la mendicité au Luxembourg

Note de recherche scientifique
Publié le 05.06.2024 à 16h50 Mis à jour le 06.06.2024 à 16h56

Dans le contexte des discussions sur l'interdiction de la mendicité par la Ville de Luxembourg, la Cellule scientifique a été saisie de la question de la conformité de cette interdiction communale à la Constitution.

Cette note de recherche scientifique apporte des clarifications sur l'infraction de mendicité, sur l'abrogation de la mendicité simple dans la loi pénale, mais aussi sur les compétences des communes pour interdire ces comportements. Elle analyse, enfin, la question de la conformité de l'interdiction de la mendicité dans le règlement général de police de la Ville de Luxembourg à la Constitution. 

Ville de Luxembourg
  • La mendicité a été érigée en infraction pénale dans le Code pénal, adopté en 1879 par la Chambre des Députés. 
  • La mendicité simple, à savoir le simple fait de faire appel à la charité publique dans son intérêt personnel, a été érigée en contravention à l’article 563, 6° du Code pénal. 
  • La mendicité aggravée ou qualifiée, punissant des formes de mendicité plus graves, comme mendier en réunion, au moyen de menaces ou de violences, a été érigée en délit aux articles 342 et suivants du Code pénal. 
  • Les actes visant à organiser la mendicité d’autrui sont punis par l’article 382-1 du Code pénal. Il s’agit d’une forme de traite des êtres humains, dont le mendiant peut être la victime. 
  • Les infractions de mendicité, simple ou aggravée, n’ont pas connu de modification majeure jusqu’à la loi du 29 août 2008 portant sur la libre circulation des personnes et l’immigration. 
  • L’article 157 de cette loi est venu modifier l’article 563, 6° du Code pénal. 
  • La formulation de l’article 157 est obscure. Les travaux préparatoires semblent indiquer que le législateur n’avait pas l’intention d’abroger l’infraction de mendicité simple mais seulement la mesure de reconduite à la frontière des mendiants. Le juge pénal, obligé de trouver un sens à cette disposition obscure afin de l’appliquer, a cependant estimé que la loi du 29 août 2008 avait abrogé l’infraction de mendicité simple. 
  • Cette interprétation est constante depuis 2009 et la mendicité simple n’est plus poursuivie. 
  • Ainsi, quand bien même l’infraction demeure inscrite dans le Code pénal consolidé, nous pouvons affirmer que la loi, telle qu’interprétée par le juge pénal, a abrogé l’infraction de mendicité simple.
  • Cela étant, contrairement à une idée largement répandue, cette abrogation ne prive pas les communes de la possibilité théorique d’interdire la mendicité simple.
  • Les communes portent la responsabilité d’offrir à leurs habitants les avantages d’une bonne police, à savoir la sécurité, la salubrité et la tranquillité publiques au niveau communal. 
  • Eu égard aux circonstances locales, les communes peuvent prendre des mesures de police administrative générale, dans le but de maintenir l’ordre public au niveau communal. 
  • C’est dans l’exercice de ses pouvoirs de police administrative que la Ville de Luxembourg a interdit, dans son règlement général de police, la mendicité. Toutes les formes de mendicité sont visées, selon des conditions temporelles et territoriales différentes. La mendicité simple est également restreinte.
  • Cette interdiction communale, reposant sur les dispositions réglementant la police administrative générale, peut viser des comportements en fonction des particularités locales, même s’ils ne sont pas punis par la loi pénale
  • L’abrogation de la mendicité simple dans le Code pénal n’a donc pas d’incidence sur la possibilité d’interdire la mendicité au niveau communal.
  • La Cellule scientifique est plus spécifiquement saisie sur la question de la conformité de l’interdiction communale de la mendicité à l’article 37 de la Constitution.
  • L’article 37 de la Constitution a été introduit à la faveur de la dernière révision de la Constitution, entrée en vigueur le 1er juillet 2023. Cet article, appelé clause transversale, organise les conditions dans lesquelles l’exercice des libertés publiques peut être limité. 
  • L’interdiction de la mendicité vient en effet limiter certaines libertés publiques garanties par la Constitution : la liberté individuelle, qui comprend la liberté d’aller et de venir et le droit au respect de la vie privée, en restreignant les mendiants dans leurs possibilités de solliciter la charité publique pour subvenir à leurs besoins. Une atteinte à la liberté d’expression et au principe d’égalité pourrait également être envisagée. 
  • Selon l’article 37 de la Constitution, les limitations aux libertés publiques doivent respecter certaines conditions :

    - elles doivent être prévues par la loi (première condition),

    - poursuivre un objectif d’intérêt général ou de protection des droits et libertés d’autrui (deuxième condition),

    - être nécessaires et proportionnées à la poursuite de cet objectif (troisième condition).

  • La première condition est que toute limitation aux libertés publiques doit être prévue dans la loi.
  • Cette exigence issue de l’article 37 de la Constitution doit être lue en combinaison avec le nouvel article 124 de la Constitution, relatif aux règlements communaux.
  • Le nouvel article 124 de la Constitution permet aux communes d’exercer leur pouvoir réglementaire dans les matières réservées à la loi. Cette intervention est conditionnée à l’existence d’une disposition légale particulière qui fixe l’objectif des mesures d’exécution et, le cas échéant, les conditions auxquelles elles sont soumises. 
  • En matière de police administrative générale, au regard de l’interdiction de la mendicité, une telle disposition légale particulière fait vraisemblablement défaut. 
  • Néanmoins, nous ne pouvons apporter de réponse claire quant aux conséquences de ces nouvelles exigences constitutionnelles sur l’interdiction de la mendicité par le règlement général de police de la Ville de Luxembourg. 
  • La deuxième condition prévue par l’article 37 de la Constitution est que ces limitations aux libertés publiques doivent poursuivre un objectif d’intérêt général ou de protection des droits et libertés d’autrui.
  • Cet objectif doit être apprécié dans le contexte de l’exercice des pouvoirs de police administrative générale des communes. Les limitations des libertés publiques doivent uniquement poursuivre le but de maintenir l’ordre public au niveau communal
  • En l’occurrence, l’interdiction de la mendicité est prise, d’après le conseil communal, « dans l'intérêt de la sécurité et de la salubrité publique », la commune ayant reçu des plaintes de la part d’habitants au regard de certains comportements. Selon le conseil communal, elle viendrait aussi lutter contre la traite des êtres humains. 
  • Il n’appartient pas à la Cellule scientifique de se prononcer sur la légitimité de ces motifs. Néanmoins, les justifications avancées par la commune seront utiles à l’examen de la troisième condition.
  • La troisième condition posée par l’article 37 est que toute limitation à l’exercice des libertés publiques doit être nécessaire et proportionnée à la poursuite de ce but légitime.
  • Une mesure de police administrative est nécessaire si elle constitue le seul moyen de préserver l’ordre public et qu’elle ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire.
  • Au regard de la mendicité aggravée, la nécessité d’une intervention communale fait défaut dans la mesure où ces comportements constituent déjà des délits dans le Code pénal et font l’objet de poursuites pénales sur le fondement des articles 342 et suivants du Code pénal.
  • Au regard de la mendicité simple, la nécessité de répondre aux troubles générés par ce comportement particulier dans les rues visées pourrait éventuellement être justifiée, pour autant que la commune en démontre la réalité. En revanche, la nécessité de punir la mendicité simple pour lutter contre la traite des êtres humains est douteuse, en particulier eu égard au fait que le Code pénal prévoit expressément que les victimes de la traite, forcées à mendier, ne sont pas pénalement responsables. 
  • Une mesure de police administrative interdisant la mendicité est proportionnée si l’intensité et la gravité du trouble à l’ordre public généré par les mendiants sont proportionnées à la gravité des restrictions qui leur sont imposées dans leurs possibilités de solliciter la charité publique pour subvenir à leurs besoins. 
  • L’appréciation de la proportionnalité doit être réalisée sur base des éléments concrets justifiant les mesures liberticides à l’égard des mendiants. C’est une appréciation d’espèce qui incombe au juge, sinon à l’autorité d’approbation du règlement communal. 
  • L’interdiction de la mendicité simple contenue dans le règlement général de police de la Ville de Luxembourg n’est pas générale et absolue : elle concerne des rues déterminées et une plage horaire précise. Cependant, l’interdiction est très large en ce qu’elle vise de nombreuses rues très fréquentées, s’étend sur une plage horaire de 7 heures à 22 heures, tous les jours de la semaine et n’est pas limitée dans le temps. Elle réduit grandement les possibilités pour les personnes dans le besoin de faire appel à la générosité des passants. 
  • Au vu de la gravité de l’atteinte aux droits des mendiants, la condition de proportionnalité ne sera remplie qu’en présence d’une atteinte aussi grave à l’ordre public au niveau communal, générée par l’activité de mendicité simple
  • Enfin, parmi les libertés publiques garanties par la Constitution figure le principe de légalité pénale, consacré à l’article 19 de la Constitution. 
  • Ce principe n’a pas été analysé à travers l’article 37 de la Constitution mais a fait l’objet d’un examen détaillé au vu de la nature répressive de la mesure de police administrative en question. 
  • Le principe de légalité pénale signifie que toute infraction pénale, et plus largement toute disposition qui sanctionne un comportement de mesures répressives, doit être prévue, tant ses éléments constitutifs que sa sanction, dans la loi. Le principe exige également que la loi pénale soit claire, prévisible et accessible, pour protéger les individus contre l’arbitraire des autorités publiques.
  • L’interdiction de la mendicité aggravée au niveau communal vient punir d’une amende des comportements qui sont déjà punis de peines d’emprisonnement dans le Code pénal. Ce cumul d’incrimination nuit à la clarté de la loi pénale, en particulier parce qu’un même comportement est puni de deux peines différentes. Nous pourrions également y voir une rupture de l’égalité devant la loi pénale.
  • Les dispositions en matière de police administrative générale ne semblent pas non plus assez précises pour que la mendicité simple puisse être érigée en infraction pénale par les communes. 

Au vu de l’ensemble de ces considérations, les dispositions relatives à la mendicité contenues dans le règlement général de police de la Ville de Luxembourg sont vraisemblablement contraires à la Constitution. Un tel constat relève cependant de la compétence du juge, administratif ou judiciaire, seul compétent pour se prononcer sur la constitutionnalité du règlement communal.