Les restrictions à la diffusion de certains médias russes dans l’Union européenne et le respect de la liberté d’expression au Luxembourg

Note de recherche scientifique
Publié le 19.01.2024 à 10h43 Mis à jour le 19.01.2024 à 11h18

En réponse à l'agression de l'Ukraine en février 2022 par la Russie, l'Union européenne a pris des mesures restrictives visant certains médias russes, notamment RT- Russia Today et Sputnik. Comment ces actes de l'Union européenne s'articulent avec l'article 23 de la Constitution luxembourgeoise protégeant la liberté d'expression ? Est-ce que ces restrictions à la diffusion constituent une violation de la liberté d'expression telle qu'elle est protégée au Luxembourg ?

La note de recherche de la Cellule scientifique de la Chambre des Députés apporte des réponses à ces questions. 

Résumé

  • En réponse à l’agression de l’Ukraine par la Russie en février 2022, l’Union européenne a renforcé les mesures restrictives individuelles et économiques prises à l’égard de la Russie depuis 2014. Parmi ces mesures figure l’interdiction de diffusion de certains médias russes, notamment Sputnik et RT (Russia Today) et leurs filiales, afin de lutter contre la propagande et la désinformation réalisées à travers ces médias sous le contrôle direct ou indirect des autorités étatiques russes.

  • Ces mesures viennent restreindre la liberté d’expression, plus précisément la liberté de communiquer des informations et des idées, et le droit corollaire pour le public de les recevoir.

  • La liberté d’expression est protégée au Luxembourg non seulement par la Constitution et par la loi mais aussi par des instruments internationaux comme la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
  • Se pose alors la question de la conformité de ces restrictions, prises par la voie du règlement (UE) modifié n° 833/2014 du Conseil du 31 juillet 2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine, à la liberté d’expression telle qu’elle est protégée au Luxembourg.

  • Cette question ne peut être abordée sans le rappel, au préalable, de la règle de la primauté du droit international et du droit de l’Union européenne sur l’ensemble du droit national, y compris la Constitution. Cette règle « radicale » n’est pas expressément consacrée par la Constitution mais son existence fait l’objet d’un consensus politique, jurisprudentiel et doctrinal au Luxembourg.
  • Il en résulte qu’un règlement de l’Union européenne, quand bien même serait-il contraire à la Constitution, doit primer sur les dispositions constitutionnelles, y compris l’article 23 de la Constitution consacrant la liberté d’expression.

  • Cela étant, la mise en œuvre du règlement (UE) modifié n° 833/2014 du Conseil du 31 juillet 2014 ne constitue pas nécessairement une violation de la liberté d’expression telle qu’elle est protégée en Luxembourg.

  • La liberté d’expression est un des droits les plus précieux de l’homme et un des fondements de notre société démocratique. Elle vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Par ailleurs, le pluralisme des sources d’information permet au citoyen de choisir entre les différents messages communiqués et, à partir de ces expressions multiples, de former son propre jugement, d’enrichir sa personnalité.

  • Les journalistes, et plus largement les médias, jouent un rôle essentiel de « chien de garde » de la démocratie. à ce titre, ils jouissent d’une protection renforcée dans l’exercice de leur liberté d’expression. Ils sont néanmoins tenus à l’exercice d’un journalisme responsable, de bonne foi, dans le respect de l’éthique et la déontologie journalistiques.

  • La liberté d’expression, y compris celle des journalistes, n’est pas absolue. Elle peut être sanctionnée mais aussi limitée, notamment par l’adoption de mesures préventives comme l’interdiction de la publication ou de la diffusion d’une information.

  • Ces limitations, restrictions ou ingérences à la liberté d’expression sont licites dans la mesure où elles respectent certaines conditions. Ces conditions sont prévues en des termes similaires par la Constitution luxembourgeoise, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la Convention européenne des droits de l’homme. Les restrictions sont licites si elles sont prévues par la loi, elles préservent l’essence de la liberté d’expression, elles poursuivent un but légitime d’intérêt général ou de protection des droits et libertés d’autrui, elles sont nécessaires et proportionnées à la poursuite de cet objectif.

  • Le Tribunal de l’Union européenne a été saisi, par un des médias russes affecté par les restrictions à la diffusion, d’une requête en annulation des actes restrictifs en question, en ce qu’ils porteraient atteinte à la liberté d’expression telle que consacrée par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Par un arrêt du 27 juillet 2022, le Tribunal a rejeté toute violation de la liberté d’expression. Ces mesures, visant notamment à préserver l’Union et les états membres de toute campagne de déstabilisation par l’intermédiaire des médias contrôlés par la Russie, n’ont pas été annulés.

  • En conclusion, compte tenu de la primauté du droit international et du droit de l’Union européenne sur l’ensemble du droit national, mais également eu égard à la protection cohérente et intégrée de la liberté d’expression au Luxembourg, nous pouvons retenir que les restrictions imposées par l’Union européenne quant à la diffusion de médias russes sont conformes à la liberté d’expression telle qu’elle est protégée au Luxembourg.